« Ils essaient d’enlever quelqu’un »
- Traducteur Feignant
 - 11 mai
 - 6 min de lecture
 
Sur les lieux d’une arrestation brutale menée par l’ICE à Worcester, Massachusetts.

Je traverse la ville sur cinq miles pour vérifier une information : une interpellation par l’ICE serait en cours. J’ai branché le scanner radio sur les enceintes de la voiture, et je suis sur le point d’entrer dans la rue concernée. C’est un quartier calme, petites maisons sur petits terrains, des gens promènent leurs chiens, le facteur salue, les tondeuses ronronnent. Et j’entends l’opérateur radio :« Nous avons un agent de l’ICE là-bas, il serait encerclé. »
« On y va », répond un agent.
En tant que journaliste local depuis dix ans, j’ai appris qu’on entend la police à son plus honnête à la radio. Et au moment où j’entends ce mot « encerclé », je me rappelle ce que le chef de la police de la ville avait déclaré au conseil municipal en janvier :
« Nous ne procédons pas à des arrestations pour détention civile », avait assuré le chef Paul Saucier à l’époque, leur garantissant que la police ne participerait pas à l’offensive de l’ICE que Trump s’apprêtait à lancer. Il avait ajouté que la police « n’a pas autorité pour effectuer une arrestation civile ».
Ce qu’il n’a pas dit, c’est que si vous essayez d’empêcher une arrestation civile, la police vous empêchera… d’empêcher cela.
Ce matin, à Worcester (Massachusetts), une quarantaine d’entre nous avons vu cette clause implicite s’appliquer sous nos yeux. Une femme a été emmenée menottée par des agents fédéraux, loin de sa famille, à travers une foule d’organisateurs communautaires qui tentaient de l’en empêcher, et placée dans une voiture banalisée. La police locale est arrivée non pas pour protéger cette femme, mais pour empêcher la communauté de la défendre. Elle a réussi, et a arrêté deux personnes qui avaient tenté d’intervenir.
Je gare ma voiture au bord de la scène. Tout ce que j’entends, ce sont les cris — des hurlements déchirants, désespérés — ceux d’une mère, de sa fille, et de la femme qui tient le bébé de cette fille. Des cris sans mots.
Puis je vois la mère : une jeune femme en t-shirt vert, hurlant, pleurant, tenue de chaque côté par deux hommes blancs menaçants en gilets tactiques, cagoules noires remontées sur le nez, comme le veut désormais la mode de nos forces de police secrètes.
Autour d’eux, quelques dizaines de membres de la communauté, prévenus du raid ICE avant la police. Avant que j’arrive, ils avaient exigé à voir un mandat. Les agents de l’ICE ont refusé. Alors la communauté a formé une chaîne humaine, que les agents ont fini par briser.
Je ne sais toujours pas son nom ni où elle a été emmenée. Les agents fédéraux n’ont fourni aucune information sur place. Mais ils ont manifestement appelé la police locale en renfort. Ils se sentaient « encerclés ». Black Hawk Down.
Alors qu’ils traînent cette femme vers l’arrière d’un SUV beige banalisé — destination inconnue — la communauté les entoure, crie sur les agents. La conseillère municipale Etel Haxhiaj, une amie chère et ardente défenseure du quartier, suit de près. Elle hurle :« Vous êtes des lâches ! »
Elle court pour suivre le rythme de leur marche bottée jusqu’au SUV immatriculé à New York.
« C’est une femme innocente ! »
Un agent ouvre la portière et la fille de la femme pousse un cri — un cri de douleur inoubliable. Sa mère est sur le point de disparaître, happée par l’univers bureaucratique flou des expulsions forcées. L’ouverture de cette porte, pour cette fille hurlante, c’est une vie détruite. Une famille brisée. Et pourquoi ? Personne ne prend la peine de lui expliquer. Peut-être que les règles l’interdisent.
La police de Worcester entre en scène à ce moment crucial. Nous entourons la voiture. Mais elle intervient au nom de l’ICE, pas au nôtre. Un agent local s’approche, passe entre la porte ouverte et la foule, dépasse les agents de l’ICE qui poussent la mère sur la banquette arrière, et dit à la femme qui tient le bébé de la fille, elle aussi en larmes de rage :« Stop, stop, stop. Ils vont expliquer. Ils vont expliquer. »
Bien sûr, ils n’expliqueront rien.
La fille saute alors sur le capot de la voiture. Un policier la tire violemment en arrière.
La foule scande « Ne prenez pas la mère ! », encore et encore, alors que la fille tente désespérément de remonter sur le capot. D’autres policiers arrivent, tous aidant les agents de l’ICE à mener à bien leur tâche ignoble et insensée.
Quand je dis ICE, c’est un terme générique. Ces agents fédéraux portaient des écussons divers. Peu portaient un badge nominatif. La plupart avaient le mot « POLICE » quelque part sur leur gilet. Il y avait des insignes de l’ICE, mais aussi de la douane (CBP), et un de l’ATF.
Un agent de la CBP, son masque tombant sous le nez, pousse une femme loin de la voiture comme un joueur de football offensif — coudes sortis, genoux pliés, avant-bras en avant. D’autres prennent sa place.
Nous sommes sur une rue résidentielle tranquille, par une journée de printemps paisible. Le soleil brille, la brise est douce. Le genre de journée qu’on attend toute l’année. Pour cette mère, sa fille, et le bébé, c’était ce genre de journée… avant que les agents fédéraux débarquent sans explication, prêts à l’emmener vers un lieu inconnu, sans même prouver leur droit légal.
La foule continue de crier « Ne prenez pas la mère ! » La fille hurle toujours.
« C’est l’ICE. Ce sont les fédéraux », déclare un agent de la police de Worcester, comme si cela suffisait. Affaire classée.
Une femme dit : « Ils n’ont pas de mandat. » Une autre ajoute : « Ils essaient d’enlever quelqu’un. »
Alors que les policiers locaux libèrent la route pour le SUV banalisé de l’ICE, l’organisatrice communautaire Maydee Morales les confronte :
« La police de Worcester n’est pas censée être impliquée dans ça. »
En arrière-plan, un agent de Worcester regarde la femme désespérée tenant son bébé et dit :« Tu veux rester avec ton bébé ? » Menace implicite : proteste, et tu seras séparée toi aussi.
Plus tard, il dira :« Elle met le bébé en danger. »
Classique : le “danger” n’est jamais défini, parce que le danger… c’est lui.
Maydee insiste :« Où est le mandat ? »
L’agent Lugo (nom visible sur son badge) répond :« Madame, on fait ce qu’on peut, mais ce sont les fédéraux. »
« Ils ont besoin d’un mandat. »
Un autre agent, agacé, finit par dire :« Ils n’en ont pas besoin. »
Enfin quelqu’un dit la vérité. Le respect des droits n’est pas leur affaire. Ce qui compte, c’est expulser. Tenter de les en empêcher est considéré comme illégal.
Un agent de l’ICE me pousse, doucement. Trop de monde. Trop de choses à faire. Je reviens à ma position initiale. Je continue à filmer. Je ne sais plus quoi faire d’autre.
Une voiture de police se place derrière nous — nous sommes encerclés — et un haut-parleur annonce :« Ici la police de Worcester. C’est un rassemblement illégal. Dispersez-vous immédiatement ou vous serez arrêtés. »
Dans une radio accrochée à un gilet :« J’ai une voiture pour escorter les marshals ? »
Ils n’ont pas besoin d’un mandat. Mais ils ont besoin d’une escorte.
Quand la voiture commence à s’éloigner en frôlant la foule compacte, la fille hurle à nouveau — un cri d’horreur absolue — traduisant l’intraduisible, alors que sa mère disparaît. Elle se met à courir après la voiture. Un policier, furieux, crie :« Arrêtez-la immédiatement. Vous êtes en état d’arrestation. »
Quatre policiers la plaquent au sol. Elle hurle. Ses cheveux sont collés à sa bouche, trempés de larmes et de salive. Quatre policiers la maintiennent au sol.
Puis on l’emmène. Elle, et une autre personne de la communauté qui avait tenté d’intervenir. Je les suis. La fille est tenue par les deux bras, comme sa mère plus tôt. Je ne connais toujours aucun de leurs noms.
À côté de moi, une journaliste d’une chaîne hispanophone crie :« Quel est ton nom ? »La femme répond en portugais. Je ne comprends pas. Elle demande son âge. Là, je comprends :« dezesseis. »
Seize ans.
Pas une femme — une fille. Une fille de 16 ans. Désormais en garde à vue pour avoir réagi de manière incontrôlée à la disparition brutale de sa mère.
Je demande les chefs d’accusation. Un seul policier me répond :« Ce n’est pas moi qui l’ai arrêtée. »
Les autres m’ignorent.
Arrivés au point où le fourgon de transport doit arriver, je demande encore. Finalement, j’obtiens une réponse :trouble à l’ordre public, conduite désordonnée, rassemblement illégal.
Les chefs d’accusation classiques, posés quand on veut juste arrêter quelqu’un. Peu de chances qu’ils tiennent. Mais ce n’est pas le but.
Un policier vêtu d’un gilet « unité canine » me dit que la fille entravait le travail de la police.
« Le travail de la police de Worcester ? » je demande.
C’était quoi, ce travail, au juste ?
Il me lance un regard agacé.
Je relance : « C’est un peu flou, non ? »
« Pas vraiment. »
Mise à jour : selon un communiqué publié jeudi soir sur Facebook par le département de police de Worcester, la police aurait répondu à « un rapport signalant qu’un agent fédéral était entouré par une vingtaine de personnes ».
La fille a été inculpée pour mise en danger d’un enfant, trouble à l’ordre public, conduite désordonnée et résistance à l’arrestation.
L’autre personne arrêtée a été accusée d’agression sur un agent de police, agression avec arme (liquide inconnu), conduite désordonnée et entrave à l’action policière.
Les deux ont été libérées sous caution jeudi soir.
Le nom et la localisation de la femme arrêtée par l’ICE restent inconnus.




